Rodolphe-Théophile Bosshard – Une vie
1889 - 1960
C’est à Morges, rue des Charpentiers, que naît, le 7 juin 1889, Rodolphe-Théophile Bosshard – Touli, diront ses amis.
Descendant d’horlogers zurichois installés en Allemagne, son père, employé d’une entreprise de textiles à Pabianice, en Pologne, est mort quelques semaines plus tôt.
Sa jeune mère, Hélène, Neuchâteloise de souche française, est rentrée en Suisse où sa propre mère tient, au bord du lac, une pension pour jeunes filles: c’est là qu’il sera élevé, avec ses deux sœurs et son frère. Famille pieuse, membre de cette Eglise morave qu’évoque Mme de Staël dans "De l’Allemagne". Une atmosphère de ferveur et d’ouverture qui ne sera pas sans marquer l’adulte à venir.
Comme son frère Ernest, Bosshard fréquente le Collège de Morges, puis le Gymnase classique, à Lausanne, où son portrait de Beethoven, à la craie, restera longtemps au tableau noir.
Très musicien, il improvise, au piano, avec un réel talent et tentera le violoncelle. Il passe de longues heures sur son bateau, dans la réverbération de la lumière du lac. Il rêve de peinture, sa famille s’inquiète. Eugène Burnand dissuade sa mère : «Voyez-vous, Madame, il y a déjà trop de jeunes peintres. Il faudrait les noyer comme des petits chats.»
L'apprentissage
Le jeune Bosshard passe outre: fasciné par Ferdinand Hodler et Eugène Carrière, il entre, à 18 ans, aux Beaux-Arts de Genève, où enseignent David Estoppey, Pierre Pignolat et surtout Eugène Gilliard, qui le marque fortement. Années exaltantes, mais difficiles sur le plan matériel. Années d’amitiés: il se lie à Frank Martin, à Gustave Buchet, à Jean et Paul Budry.
De passage au Lierre, la maison familiale, il croise une jeune Allemande, Ingeborg Kammer, qu’il épousera en 1914, malgré les réticences du père de la jeune fille.
Entretemps, il a découvert Paris et le Louvre, Leipzig, Munich, Londres, dans l’exaltation de la rencontre avec la peinture européenne. Premières huiles : de cette période datent la fameuse Ville folle et le portrait de sa fiancée, marqués par l’expressionnisme.
Bosshard obtient une bourse fédérale. Il est mobilisé et gagne la troupe (en retard), avant d’être libéré, quelques mois plus tard.
Le jeune couple s’installe à Montricher, au pied du Jura, où naît leur fille Manon, en 1915. Ils y sont rejoints par un jeune peintre, Pierre Monay, en tant qu’«élève-pensionnaire.» Séjour entrecoupé de passages à l’armée.
Aux natures mortes du début succèdent les premiers nus, des paysages, très colorés, des sanguines. Un collectionneur important, le Dr Walter Minnich, s’intéresse à lui.
1917: les Bosshard s’installent à Lausanne. A Malley d’abord, puis à l’avenue Dapples. Naît un fils, André. Période de nombreuses expositions collectives en Suisse. Et individuelles, à Lausanne, chez Marsauche, rue de Bourg, puis chez Vallotton. Le jeune peintre est durement affecté par la grippe espagnole. Voyage à Palerme.
"Face à une petite toile de vous, je me sens plutôt l’élève que le maître.»
René Auberjonois
Un tournant: les années parisiennes
1920 marque une période de grave crise dans le couple. Bosshard s’installe alors à Paris en laissant les siens en Suisse. Entrecoupée de séjours à la montagne avec les siens, cette étape parisienne, qui s’étend jusqu’en 1924, est décisive. Boulevard Raspail et Edgar Quinet, Bosshard travaille d’arrache-pied. Il se lie avec Chagall, Zadkine et sa femme Valentine Prax, Derain, Pascin, Severini, Despiau, Lurçat. Et avec les écrivains MacOrlan et Max Jacob.
En 1925, il expose avec Picasso et Chagall à la galerie Charreau-Bucher; avec Modigliani. Il retrouve ses amis suisses, dont Charles Clément, Blaise Cendrars, Charles-Albert Cingria, les frères Budry.
Période féconde, aux franges de la misère parfois, où naissent des œuvres marquantes. Sombres dans un premier temps, progressivement plus lumineuses: Nu à la Corbeille (1920), Les Trois Grâces (1921) ou le Léda (1923), des paysages, puis de grands nus dans des paysages de montagne, chefs-d’œuvre de cette époque.
Un travail salué par la critique – Jean-Louis Vaudoyer, Raymond Escholier, Jacques Guenne, Paul Fiérens, Florent Fels - qui est intéressée par ce peintre original, tenté par le cubisme. Cette notoriété aurait dû aller de pair avec une situation financière toujours meilleure: Bosshard expose dans les meilleures galeries et passe contrat avec Bertrand. Mais il se plaindra d’un médiocre retour de leur part. De plus, le franc français chute: le contrat Bertrand est rompu.
Bosshard rentre en Suisse, multiplie les paysages de Gryon, de Paris, du Valais, de la Corse. Un Calvaire, un Cirque.
Le retour. Riex. Une «Académie»
1926. Le peintre s’installe avec sa famille à Riex, dans un moulin que le banquier René Hentsch, de Genève, met à sa disposition en échange d’un droit de regard et de préemption sur sa production. Le peintre y restera jusqu’en 1944. Année riche : séjour en Provence, expositions à Paris, Berlin, New York. Publication d’un important article de Paul Budry dans la revue Pages d’Art.
1927. Un avocat, Me Alfred Loewer, se passionne pour Bosshard, dont il devient un collectionneur important, et l'artiste effectue des portraits de tous les membres de la famille. Le critique d’art Jacques Guenne publie, aux Editions Seheur, "Portraits d’artistes, étude sur neuf peintres" (dont Vlaminck, Matisse, Gromaire), douze pages sur Bosshard.
Le peintre ressent les premières atteintes d’une maladie du cœur.
1928 - 1930: Touli Bosshard signe avec les galeries Bernheim et Zak, mais, farouchement indépendant, il s’en libérera, tout en y exposant régulièrement jusqu’à la guerre: des tableaux entrent dans les collections françaises et dans les musées parisiens.
Apparaissent (ainsi que les deux années qui suivent) de grands thèmes chrétiens (Pietà, Calvaire, Crucifixion, Sainte Cène, Masques de Damnés) et des figures emblématiques: Bouddah, Le Vivekananda (Prix Carnegie) Le Prophète, Socrate mourant.
A Riex, pendant dix-huit mois, une petite Académie se forme autour du peintre, regroupant une dizaine d’élèves et des admirateurs. Dans la petite collection Peintres nouveaux (NRF), Auguste Sandoz publie, en 1930, une petite monographie sur Bosshard. Ses "Lettre à mon élève" et "Lettres de Bretagne" paraissent dans la revue Aujourd’hui.
Suivront, en 1931, les illustrations du "Chant des pays du Rhône", de Ramuz (Les Bibliophiles régionaux), et, en 1932, l’important ouvrage consacré à Bosshard par Paul Budry (Les Editions romanes).
Les années 30: l’éblouissement de la Méditerranée
Les années 30, durant lesquelles Bosshard, hyperactif, poursuit la thématique qui lui est chère – natures mortes, nus, portraits (Portrait d’Alfred Loewer, Portrait à la fourrure, de Marie-Laure de Noailles (1935) et paysages (bretons) – sont celles de la Grèce. Une passion qu’il partage avec son frère, helléniste. Il la découvre en 1933, il la retrouve en 1936 en sillonnant l’Egée.
La Grèce, c’est l’éblouissement devant la lumière marine et des rochers posés sur les eaux. Il dessine et multiplie les esquisses qu’il reprendra en atelier (La maison rose à Tinos, Panoméria). Il rédige Poèmes de Grèce. Valloton consacre une exposition aux paysages de Cyclades.
L’attirance pour la Méditerranée se prolonge en Algérie l’année suivante. Budry l’accompagne. Bosshard peint des jeunes femmes de la tribu des Ouled Naïls, dont Dahia, son modèle préféré.
1933. Année d’expositions: chez Zak et au Jeu de Paume à Paris, au Kunstmuseum de Winterthour.
Bosshard noue des liens avec Le Corbusier et Jean Cocteau.
1934. Le Fonds des Arts plastiques de la Ville de Lausanne commande une décoration murale pour l’Ecole supérieure de jeunes filles. Quatre grands panneaux intitulés Les Muses: encore un rappel de l’Hellade. Année des Grands Anges I et II et du Clown mourant.
1935. Nus opulents, dont le Nu au manteau. Fleurs des champs, bouquets.
Parution de "Le vin et les vignes de Neuchâtel" (Ed. Attinger).
1936. Fièvre de production. Outre le travail sur la Grèce, Urania I et II, Portrait d’Alberto Sartoris, Portrait de l’Artiste.
1937. Exposition à la Kunsthalle de Berne. Chez Zak, paysages parisiens (plus anciens) et curieuse série de Branches cassées.
Le peintre traverse, en 1938, une nouvelle crise. Il est très angoissé par l’approche de la guerre et produit très peu. Séjour à Camogli, sur la côte ligurienne.
Aux côtés des Braque, Chagall, Fantin-Latour, Gauguin, Redon ou Renoir, il participe, à la Modern Art Gallery de Washington, à l’exposition "Fleurs et fruits."
1939. Commande d’une décoration pour le Crématoire de Vevey: un Arbre de vie, qu’il réalise en mosaïque, autour du portail et un Ange, peinture destinée au fond de la chapelle.
Voyages à Marseille et en Corse. Bosshard est atteint par la pneumonie.
Les années de guerre: l’espace suisse
1940. Avec la guerre, Bosshard part à la découverte des paysages suisses: convalescent, il se rend à Gandria, sur le bord du lac de Lugano, avec sa femme. Il réussit même, juste avant l’entrée de l’Italie dans le conflit, à séjourner à Rome, où le poète Maurice-Yves Sandoz lui propose de réaliser deux grands panneaux pour un villa privée.
En 1942, ce seront les Grisons, à Promontogno, dans le Val Bregaglia, le pays de Giacometti. L’année suivante à Bissone, au Tessin, où il retourne en 1944.
Mais 1944 marque une nouvelle étape pour les Bosshard: des amis, les Pelot, mettent à leur disposition une petite maison à Chardonne, qu’ils ne quitteront plus. Sortie d’un Phèdre, de Racine (Gonin). Il illustre "Sanctuaires de la Grèce antique et byzantine", signé par son frère Ernest (Amitiés gréco-suisses).
1945. La maison de Chardonne rouvre ses portes aux amis parisiens: aux Cocteau, Gide et tant d’autres qui affluaient à Riex avant-guerre, succèdent Jaloux, Vercors, Chamson ou un jeune poète: Philippe Jaccottet.
Les années 50: de la nature à l’abstraction
1947. La Galerie Denise René, rue de la Boétie, ramène Bosshard à Paris. Une quarantaine d’huiles. Gouaches et dessins.
Mais cette année marque un tournant: Madame Hentsch lui achète le premier Cristal, témoin de tout un travail approchant l’abstraction, qui lui vient de sa fascination pour le monde minéral: pierres, lichens, végétaux de toutes sortes, un motif qu’il déclinera tout au long des années cinquante en peignant voiles et filets. Mais aussi des lavis tragiques: paysages et cataclysmes qu’il montre à Lausanne dès 1951.
Années d’importantes expositions. En Suisse: à Vevey, en 1949, rétrospective au Musée Jenisch pour ses soixante ans, puis présentation de ses œuvres à la Galerie Arts et Lettres. En 1950: le Musée Rath, à Genève, dévoile la collection Hentsch (47 toiles). A Paris, il expose à la Galerie Drouant-David, rue du Faubourg Saint-Honoré.
La passion des voyages et des paysages l’entraîne à Ravenne, à Florence (où il expose en 1953), à Camogli, à Gordes, à Majorque enfin.
Deux importantes commandes marquent ces années: celles de Radio Lausanne (représentant des oiseaux et des pylônes), de 1954, et de la Mutuelle vaudoise (Triptyque de Cristaux), en 1957.
Après une approche de l’abstraction, la période finale de Bosshard est marquée par un retour au figuratif, nus et natures mortes principalement, transparents et comme immatériels.
1959: dernière exposition à la Galerie du Vieux Montreux. Epuisé, Bosshard consacre ses dernières forces au dessin, dont une ultime Rose de Noël.
17 septembre 1960: décès du peintre à Chardonne, où il est enseveli dans le petit cimetière qui domine le Léman.
Sources : Monique Jaquet, "Vie de R.Th. Bosshard"; Marianne Bariatinsky, in "R.Th.Bosshard", éd. Du Verseau, 1962